Le gaz abiotique naturel

par Alain Préat


Probablement pas une nouvelle source rentable d’hydrocarbures…

Tous les hydrocarbures naturels, c’est- à-dire le pétrole y compris le gaz méthane (CH4) parmi d’autres gaz, sont essentiellement liés à l’évolution de la matière organique au cours de son enfouissement dans les séries géologiques. Une partie du méthane sur Terre peut également être produite par des microorganismes adaptés à la vie dans les milieux extrêmes, souvent en l’absence d’oxygène [1]. Mais il est moins connu que le méthane peut aussi être produit par l’altération et/ou le métamorphisme de roches magmatiques basiques et ultraba- siques donnant des serpentinites à partir des péridotites du manteau supérieur [2]. Ces roches présentes à la fois dans les zones océaniques (les dorsales médio-océaniques) et sur les continents dans les zones dites cratoniques (anciennes croûtes continentales très épaisses) sont à l’origine de la production de méthane non biogénique. Les serpentinites résultent de réactions d’hydratation à basse température (< 100°C) des roches ultrabasiques et, outre la production de méthane surtout en présence de dioxyde de carbone, elles sont aussi à l’origine de la production de faibles quantités d’hydrogène (seul mode de production abiotique sur la Terre), d’azote et d’hélium. Cet hydrocarbure abiotique (le méthane) mantellique pourrait être lié à l’origine de la vie sur Terre et le processus expliquerait aussi la présence de différents hydrocarbures sur d’autres planètes et dans de rares météorites. Sur notre planète, on le trouve lié aux systèmes hydrothermaux, aux édifices volcaniques, aux intrusions ignées (roches magmatiques mises en place dans des formations déjà constituées), dans les boucliers cristallins (roches magmatiques et métamorphiques du Précambrien), au Japon, en Nouvelle-Zélande, en Grèce, en Italie, en Russie, aux USA, en Chine, à Oman etc.

Une des plus belles occurrences est celle du site Chimaera dans le Golfe d’Antalya en Turquie, le plus grand champ onshore [3] de méthane abiotique actuel. En effet, ce champ est lié à une zone faillée avec serpentinisation de péridotites et d’ophiolites suite à l’obduction [4] des Alpes. Le gaz de Chimaera (87% de méthane, 10% d’hydrogène et quelques pourcents d’autres hydrocarbures) brûle en formant une vingtaine de flammes de 50 cm de hauteur. Ce méthane s’échappe également sans brûler à partir de failles ou de fissures qui libèrent annuellement environ 200 tonnes de ce gaz dans l’atmosphère. Les arbres et les sols de la région sont totalement brûlés sur 2000 m2. Les analyses isotopiques du carbone et de l’hydrogène confirment qu’il s’agit bien de gaz abiotique. Des datations au carbone 14 montrent que cette source gazeuse a plus de 50 000 ans d’âge. Elles furent observées par Pline l’Ancien il y a près de 2000 ans qui les considérait comme des « flammes éternelles ». Le méthane émis jusqu’à aujourd’hui est de l’ordre de 400 millions de mètres cubes et représente une faible portion d’un réservoir sous pression. Homère (fin du VIIIe siècle avant J-C) avait déjà noté dans l’Iliade la présence de Chimères ou monstres crachant du feu et dévorant les humains à Chimaera près du site archéologique de Cirali.

Qu’en est-il de l’aspect commercial de ce gaz ? On estime aujourd’hui que ce méthane abiotique représente bien moins de 1 % du gaz présent dans la plupart des réservoirs d’hydrocarbures. Son évaluation reste à faire, d’autant plus qu’il ne peut être mis en évidence que par des analyses isotopiques détaillées du carbone, de l’hydrogène et/ou de l’hélium (ce dernier provenant du manteau). De plus, jusqu’à aujourd’hui, ce gaz n’a été mis en évidence que sur la partie continentale du Globe (onshore), rien ou très peu est connu au niveau de la partie offshore immergée, par exemple au niveau des dorsales médio-océaniques où l’altération des péridotites est un processus dominant.

Sept sites hydrothermaux actifs producteurs de méthane, d’hydrogène et d’azote abiotiques suite aux processus de serpentinisation sont connus le long de la dorsale médio-atlantique et chaque site fonctionnerait plusieurs dizaines de milliers d’années (au moins 30 000 ans) avant de s’éteindre. La théorie du gaz (et du pétrole) abiotique formé à grande profondeur (à partir de dépôts de carbone, datant peut-être de la formation de la Terre) a été développée en Union Soviétique (et Ukraine) après la Seconde Guerre mondiale et a jeté le trouble dans la communauté scientifique pendant fort longtemps. À ce moment-là, les grands champs pétroliers du Moyen- Orient venaient d’être découverts et la formation du pétrole était encore sujette à discussion. Les mécanismes proposés par les soviétiques se sont révélés erronés et la théorie a été abandonnée après quelques décennies (1950-1980) lorsque l’origine organique du pétrole (cf. SPS, n°312 [5]) a été définitivement démontrée. Néanmoins la « théorie soviétique » continue à intriguer les non spécialistes et constitue d’ailleurs l’objet de l’intrigue majeure d’une BD récemment parue aux éditions du Lombard [6].

Notons enfin que depuis 1913, la chimie est à même de produire du méthane en laboratoire à partir de dioxyde de carbone et d’hydrogène ce qui a valu à Paul Sabatier le prix Nobel. Depuis lors, la « réaction Sabatier » fut menée suivant plusieurs voies, par exemple en remplaçant le dioxyde de carbone par le monoxyde de carbone (réaction Fischer-Tropsch ayant permis à l’Allemagne nazie et à l’Afrique du Sud – au temps de l’apartheid – de produire du méthane à partir de charbon). Les réactions chimiques ont cependant lieu à des températures nettement plus élevées que celle de production du gaz non biogénique naturel.

En conclusion, en l’état actuel des connaissances, le méthane abio- tique bien que non quantifié n’a pas le potentiel d’une source d’hydrocarbures rentable. En effet, il semble- rait qu’il soit associé en très faible quantité aux hydrocarbures habituels (pétrole et gaz biotiques) et est donc exploité avec ces derniers.

Alain Préat

Géologue, professeur à l’ULB (Université Libre de Bruxelles), département des Sciences de la Terre et de l’Environnement.

1 Il s’agit des Archées (encore appelées Archéobactéries) c’est-à-dire de microorganismes unicellulaires proca- ryotes (pas de noyau, pas d’organites) adaptés à la vie dans les milieux extrêmes, souvent en l’absence d’oxygène (sources hydrothermales du fond des océans, lacs salés, marais, sols… y compris dans le corps humain – par exemple le colon).

2 Enveloppe du Globe limitée par la base de la croûte aux environs de 10 à 30 km de profondeur et le manteau infé- rieur à environ 700 km de profondeur. Elle est composée de péridotites, roches riches en magnésium et assez pauvres en aluminium. Les roches basiques et ultrabasiques sont des roches magma- tiques très pauvres en silice, elles contiennent plus de 90% de minéraux riches en fer et magnésium (olivine, pyroxène…). Le métamorphisme est la transformation d’une roche à l’état solide suite à une élévation de la température et/ou de la pression.

3 À terre, sur le continent, par opposition à offshore, en mer.

4 Chevauchement d’une vaste portion de croûte océanique (représentée par des complexes ophiolitiques) sur une zone de croûte continentale. Les ophiolites représentent ici des péridotites foliées ayant subi des déformations tec-toniques.

5 Gisements supergéants disparus : le pétrole du Précambrien. www.pseudo- sciences.org/spip.php?article2419

6 Quand la fiction s’inspire de la réalité : du pétrole plein les cases www.ulb.ac.be/sciences/dste/sediment/pa ges_perso/Preat_fichiers/BD_Petrole.pdf

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